Source : LES ECHOS
Par Kévin Badeau
Publié le 30 sept. 2019 à 17h02
Le vieillissement de la population va produire en France un choc démographique sans précédent. Ses premiers effets se feront sentir dès la décennie 2020 et seront d’une ampleur jamais vue entre 2050 et 2070, provoquant un boom de la dépendance et le « big bang » de la transmission du patrimoine.
Le vieillissement démographique risque aussi de produire un « big bang » des équilibres intergénérationnels.
Dans sa quête perpétuelle de l’immortalité, l’humanité est en passe de remporter une belle bataille. Selon le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), la planète comptera 3,2 millions de centenaires en 2050, contre environ 320.000 aujourd’hui. « Ce niveau de longévité est une première dans l’histoire de l’humanité », assurait cet été l’économiste Jean-Hervé Lorenzi, lors d’un symposium sur le thème de la société du vieillissement.
Il ne s’agit bien sûr que d’une projection. L’humanité n’est pas à l’abri d’une nouvelle guerre mondiale, d’une épidémie de grippe aviaire ou encore d’une collision avec un corps céleste. Une chose est certaine, les prouesses de la science repoussent sans cesse les limites de l’âge humain . Rien qu’en France, 141.000 personnes âgées de 100 ans ou plus peupleront les villes et les campagnes en 2050 d’après l’Institut national d’études démographiques (Ined), contre un peu plus de 15.600 au 1er janvier 2019. Elles seront 270.000 en 2070 d’après l’Insee.
Avec ce boom des centenaires, la France s’apprête à subir un choc démographique d’une ampleur sans précédent. Et cela va profondément déstabiliser certains équilibres de notre société.
Boom de la dépendance
Si les tendances démographiques récentes se poursuivent, le nombre de personnes âgées de 75 ans ou plus va doubler en 2070. Elles seront 13,7 millions. Les choses iront bien sûr de manière progressive, mais le vieillissement démographique produira un petit tsunami dès 2021, avec l’arrivée des premiers enfants du baby-boom dans cette classe d’âge. De 1946 à 1950, la France a enregistré chaque année au moins 850.000 naissances. Ces bébés, nés juste après la Seconde Guerre mondiale, ont pour l’essentiel atteint la soixantaine dans les années 2000. Ils ont provoqué un deuxième « boom » à partir de 2006 en partant massivement à la retraite à 60 ans et s’apprêtent à en produire un troisième, celui de la dépendance.
La perte d’autonomie est l’un des plus grands défis du XXIe siècle pour les pays à la population vieillissante en Europe, mais aussi au Japon ou encore en Corée du Sud. Au-delà de 75 ans, le poids de la vieillesse commence à peser. « Les problèmes moteurs ou cognitifs y sont plus fréquents et deviennent très handicapants, surtout s’ils se combinent, explique Vincent Touzé, spécialiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) des enjeux économiques du vieillissement démographique. On observe alors un très fort taux d’entrée en dépendance. »
D’après une étude de la Direction statistique du ministère des solidarités (DREES), la France comptera 1,58 million de personnes âgées en perte d’autonomie en 2030. Elles seront 2,24 millions en 2050 selon cette même étude, soit une hausse de 41,8 % en vingt ans. C’est comme si l’équivalent de la population parisienne avait des problèmes de mémoire, des difficultés pour se déplacer, se nourrir ou simplement se laver.
« Le vieillissement démographique va exercer une pression considérable sur le système public de santé », prédit Hippolyte d’Albis, professeur à l’Ecole d’économie de Paris. En 2017, la France consacrait au total 11,5 % de son PIB à la santé, soit 1,1 point de plus que la moyenne de l’Union européenne à 15. Notre modèle risque donc la surchauffe dans les décennies à venir. « L’Etat devra faire face à l’engorgement des Ehpad, du fait de l’entrée en dépendance de centaines de milliers de personnes en grand âge disposant de trop faibles revenus – ou d’un trop faible patrimoine – pour s’offrir un maintien à domicile.» Cela risque de déboucher sur une prise en charge de la dépendance à deux vitesses, creusant ainsi les inégalités. L’une plutôt « low cost », par les pouvoirs publics. L’autre plus confortable, par les initiatives privées.
La fin de l’héritage ?
Au-delà de la dépendance, le vieillissement démographique risque aussi de produire un « big bang » des équilibres intergénérationnels en France. Il y aura en 2070 près de 6,3 millions de personnes ayant franchi le cap des 85 ans d’après l’Insee, contre seulement 1,8 aujourd’hui. « Les familles passeront de trois générations aujourd’hui, à quatre vers la fin du siècle », explique le démographe Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’Inserm. Les personnes en grand âge, leurs enfants seniors, les petits enfants en activité et bien sûr les arrière-petits-enfants. Conséquence : l’âge auquel on hérite sera repoussé d’autant.
Selon les données de l’Ined, l’âge moyen des enfants au décès de leur mère, qui est souvent le dernier parent en vie, était de 47 ans en 1980. Il est passé à 56 ans en 2019 et culminera à 63 ans en 2070. Demain, les actifs n’hériteront quasiment plus de leurs parents seniors. Il faudra être quasiment à la retraite pour recevoir le patrimoine de ses parents « super-seniors ». « Les plus jeunes ne bénéficieront plus de ce ‘coup de pouce’ si précieux dans l’acquisition d’un bien immobilier ou la création d’une entreprise, analyse Luc Arrondel, économiste et directeur de recherche au CNRS. L’héritage reviendra à des seniors dont les besoins financiers sont normalement moins élevés. »
Il faudrait taxer très fortement la succession aux enfants et exempter celles des petits-enfants
Alors, que faire ? Pour accélérer la mobilité intergénérationnelle du patrimoine, plusieurs scénarios existent. Le démographe Jean-Marie Robine plaide pour le saut d’une génération : « Il faudrait taxer très fortement la succession aux enfants et exempter celles des petits-enfants. » André Masson, directeur de recherche au CNRS, imagine une autre piste : inciter davantage à la donation. Et celle-ci passe par une « désincitation à l’héritage à travers un relèvement des droits de succession ciblés sur les legs post mortem. »
Encore faut-il que le patrimoine des super-seniors existe encore au moment de leur décès. Entre les frais d’hébergement dans les Ehpad ou les coûts liés au maintien à domicile, le capital des super-seniors risque de fondre comme neige au soleil. « La question de la ponction du patrimoine pour financer la dépendance va nécessairement se poser », analyse l’économiste Hippolyte d’Albis. Et si seuls les enfants en capacité matérielle de s’occuper de leurs parents dépendants, et donc de préserver leur patrimoine, héritaient ? C’est peut-être le revers de la médaille de cette quête de l‘immortalité.
Demain, tous Jeanne Calment ?
C’est la polémique du moment. Elle agite les démographes et les gérontologues. Jeanne Calment était-elle bien Jeanne Calment ? Oui, affirment quatre scientifiques français, danois et suisse dans un article publié le 16 septembre dans la revue « Journal of Gerontology : Medical Sciences », revalidant ainsi son titre de doyenne de l’humanité. Les auteurs y réfutent point par point les arguments de deux chercheurs russes, avancés en décembre 2018. Selon les Russes, Jeanne Calment ne serait pas décédée le 4 août 1997 – à l’âge de 122 ans et 165 jours -, mais en… 1934. Ils affirment que, pour éviter de payer l’impôt sur les successions, la famille Calment avait prétendu au décès de sa fille, Yvonne… Cette dernière aurait alors remplacé sa mère et serait décédée à 99 ans.
Dans leur article, les quatre auteurs consacrent également plusieurs paragraphes pour montrer que, sur un plan statistique, « la survie de JC [Jeanne Calment, NDLR] au-delà de 122 ans est possible. » Puisque l’humanité a accumulé au moins 8 à 10 millions de centenaires depuis les années 1700, la probabilité que l’un d’entre eux ait atteint 122 ans dans les années 1990 est « quelque chose de possible », écrivent-ils. D’après le Département de la population des Nations unies, d’ici 2100, le nombre total de centenaires au cours d’une même année pourrait atteindre les 25 millions. La découverte d’une autre Jeanne Calment, et peut-être d’une personne encore plus âgée, « apparaît aussi comme quelque chose de raisonnable dans les années à venir ». K.B.
Les chiffres clefs :
1946 à 1950 : la France enregistre un très fort pic de la natalité, ce sont les premières années du baby-boom.
2006 : les premiers baby-boomeurs prennent massivement leur retraite, autour de 60 ans.
2021 : ces enfants du baby-boom entreront dans la classe d’âge des 75 ans et plus. Un stade de la vie où le taux d’entrée en dépendance est élevé.
2046 : les baby-boomers encore en vie auront alors 100 ans. Le nombre de centenaires s’accélère.
2070 : selon les projections de l’Insee, la France comptera 270.000 centenaires.